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Au rive gauche
5 juillet 2011

A la folie !

Correspondance_Claudel_Livre"Montdevergues 3 mars 1927

Mon cher Paul,
J'ai eu de tes nouvelles dernièrement indirectement, j'ai appris que tu avais envoyé une certaine somme d'argent à Monsieur le Directeur... Ton intention est bonne et aussi celle de monsieur le Directeur mais dans une maison de fous les choses sont bien difficiles à obtenir... Il s'agit de tenir en respect toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes, il faut pour cela un ordre très sévère, même dur à l'occasion autrement on n'en viendrait pas à bout. Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin. Ce sont des créatures que leurs parents ne peuvent pas supporter tellement elles sont désagréables et nuisibles. Et comment se fait-il que moi, je sois forcée de les supporter ? Ce n'est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd'hui d'une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j'aimerais mieux une grange à Villeneuve qu'une place de lere pensionnaire ici. Les premières ne sont pas mieux que les 3emes c'est exactement la même chose surtout pour moi qui ne vis que de mon régime; il est donc inutile d'augmenter les frais à ce point. L'argent que tu as envoyé pourrait servir à payer la 3eme classe.
Arrange-toi avec Mr le Directeur pour me remettre de 3eme classe ou alors retirés-moi tout de suite d'ici, ce qui serait beaucoup mieux; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve!
Il y a aujourd'hui 14 ans que j'eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points... Et pas d'espoir que cela finisse. Chaque fois que j'écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c'est curieux à tous les points de vue. Cependant j'ai hâte de quitter cet endroit; Plus ça va, plus c'est dur ! Je ne sais pas si tu as l'intention de me laisser là mais c'est bien cruel pour moi ! Dire qu'on est si bien à Paris et qu'il faut y renoncer pour des lubies que vous avez dans la tête. Heureusement que j'ai la protection du docteur Charpenel et celle de Mr le Directeur, je te remercie de t'adresser à eux. Ne prends pas ma lettre en mauvaise part. Si tu n'as pas l'intention de venir me voir, tu devrais décider maman à faire le voyage, je serais bien heureuse de la voir encore une fois. En prenant le rapide, ce n'est pas si fatigant qu'on le dit, elle pourrait bien faire cela pour moi malgré son grand âge. Ta femme n'a pas voulu me voir ni les autres. Je n'espère plus les revoir. Ta sœur Camille."

juge_assassin_filmQuelques peurs, plus irraisonnées que réelles il est vrai, jalonnèrent néanmoins mon enfance. Celle, entre autres, de devoir un jour intégrer, puis finir dans un hôpital psychiatrique. Lequel était personnifié par celui de St-Ylie dans le Jura, dont la réputation, à l'époque ne dépassait en rien celle des autres établissements de ce type. Ce qu'on en disait, faisait toutefois froid dans le dos. Ajoutées à celles de l'enfer, ces peurs orchestrées, semble-t-il, paraissaient réservées au petit peuple. Ne serait-ce que pour le mettre en garde contre certaines déviances.
Des rumeurs, au sujet d'internements forcés, circulaient par le bon vieux système du bouche à oreille. Certains psychiatres avaient même une réputation plus que tyrannique. Ceci dit, sans que j'aie eu connaissance du triste sort de Camille Claudel, cela va sans dire. Ignorance que je réparerai beaucoup plus tard. Il n'empêche, Camille implore et dépend en même temps de celles et ceux qui l'enfermèrent ! Son drame est à fendre l'âme, si toutefois nous en avons une.
En un mot comme en mille, ce fut mon premier contact avec ce qu'il était convenu d'appeler "la folie...". Les déliriums trémens, ainsi qu'on appelait les crises éthyliques, n'étaient pas choses rares. On parlait de trépanations, de camisoles de force, d'électrochocs etc. La prison elle-même n'avait pas plus mauvaise presse. Car, s'il était plus aisé d'y entrer, on paraissait en sortir plus sûrement. Tandis qu'une fois dans les mains d'un psychiatre, notre sort semblait ne plus nous appartenir.
Depuis, la violence des traitements a certes quelque peu disparu, remplacée par une sorte de camisole chimique, qu'on le veuille ou non. Dont les résultats, hélas, se font encore attendre. Bref, il ne fait toujours pas bon tomber dans les rets de la psychiatrie.
Ceci écrit sans me douter un seul instant, à l'époque, que j'aurais un jour à travailler, à un titre ou à un autre, au service de ressortissants de ce secteur.
En somme, de l'usine aux "écuries d'Augias", il n'y avait qu'un pas. que je m'empressai de franchir. Ce qui est assurément loin d'être pire qu'un engagement dans l'armée. Mais, il est des situations dans lesquelles nous n'avons guère de choix.  >> Lire encore


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